lundi 26 août 2013

Le printemps arabe : Lecture du rapport entre politique et religion


Le printemps arabe a commencé le traitement d’une des questions les plus délicates et les plus controversées de la pensée arabe contemporaine à savoir la relation entre religion et politique. Cette thématique pourrait laisser entendre que le mouvement révolutionnaire pense la politique à partir de la tradition, par exemple sous la forme du transfert de concepts théologiques vers le fait politique ou de la nationalisation, voire de la naturalisation, d’une doctrine religieuse. Tel n'est évidemment pas le cas parce qu'une telle équation serait irréalise. En revanche, les deux exemples tunisien et égyptien entretiennent une discussion permanente avec la religion en tant qu’elle s’immisce dans la vie politique à travers le patrimoine historique des deux pays mais il semble approprié de noter que le fait religieux été totalement absent au début du mouvement révolutionnaire car les événements de mobilisations citoyenne étaient essentiellement d’ordre sociopolitique en Tunisie comme en Egypte. Par la suite, on assiste, petite à petit, à la réapparition d’un discours politique de type historico-religieux qui devint omniprésent dans le nouveau contexte transitionnel. Les récents affrontements en Egypte et la crise politique en Tunisie sont des événements qui nous rappellent toutes les difficultés de la cohabitation des idéologies différentes dans le même espace politique. Néanmoins, le fait révolutionnaire nous parle d’un processus consensuel par lequel on reconnait aux citoyens leurs dignités, leurs libertés et leurs droits inaliénables, y compris la liberté religieuse. Donc, est ce qu’il est possible que la démocratie cohabite avec des principes, des valeurs et des pratiques religieuses qui imposent des limites à la liberté des citoyens ? Et quelle est l’autorité qui impose ces limites ? En plus, y a-t-il une réelle limite à la liberté dans un système démocratique ? Le cas tunisien est un cas particulièrement pertinent pour chercher de donner des réponses à ces questions. On utilisant la lexicométrie, on peut procéder par comptage de mots à faire ressortir les spécificités du vocabulaire employé par les acteurs politiques. Issue de la théorie du langage, cette méthode ambitionne plutôt de comprendre la façon dont se construit le sens des discours. Elle offre à cet égard toute une batterie d’instruments pour en dégager les logiques propres. Maintenant, si on écoute les discours des politiciens, il est facile d’identifier des références à la tradition. Au-delà des expressions très communes comme la « Basmala » avant de commencer une allocution politique, on peut dire que les discours officiels sont plein de références religieuses qui sont part de la culture tunisienne et qui ne font pas allusion seulement à une interprétation religieuse, mais aussi à une culture et une éthique nationale : c’est ce qu’on peut définir comme « la nouvelle idéologie civile ». Cette idéologie est un instrument de cohésion sociale, et ses dogmes doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision, sans explications ni commentaires.
Pendant ces deux dernières années, des spécialistes de grande envergure ont souligné que la religion  est devenue un motif central dans la définition de la vie politique arabe postrévolutionnaire. Beaucoup d’analystes ont saisi la transformation culturelle de la société arabe, dans lesquelles l’élection du président Morsi fut le résultat d’un processus qui se développe selon une logique qui rassemble deux vecteurs : elle est au même temps mimétique parce que ses structures porteuses dérivent d’une mentalité classique, et syncrétique puisque, dans l'absence d'organes impliqués dans la préservation dogmatique, elle met en branle des mécanismes de métissage et de réinvention de la tradition, en fonction de la construction d’une identité collective.  Les critiques ont été nombreuses. Néanmoins, il ne faut pas croire qu’on puisse définir la dimension religieuse  de la politique par l’absence d’institutionnalisations mais ce que beaucoup ne semble pas saisir, c’est que la religion civile est une conditio sine qua non de l’être arabe, parce qu’elle est l’un des fruits du processus historique, en aucune façon en contradiction avec la sphère politique, culturelle, morale et civique. Mais quel est la nature du rapport entre tradition et modernité dans le système politique du monde arabe postrévolutionnaire ? Et encore une fois, quelle est la relation entre le religieux et l'action politique? Nous voici plongés par la force des choses dans l’épaisseur de trois ans d’expérience révolutionnaire, par quoi on appréhende la formation d’une nouvelle culture politique. L’islamisme politique, sous sa forme actuelle, s’affirme plutôt comme un mouvement revendicatif face à un rationalisme qui allait, à leurs yeux trop loin. La grande question maintenant est de savoir comment peut-on formuler une nouvelle « équation » démocratique qui respecte la différence dans des sociétés fortement marqué par le fait religieux. 


jeudi 22 août 2013

Le printemps arabe : Vers une pensée alternative



Le « printemps arabe » inauguré par la déroute du dictateur tunisien, chassé le 14 janvier 2011 au terme de vingt-trois années de pouvoir, a fait très inopinément entrevoir la fin d’un long hiver autoritariste arabe. Directement en Égypte, en Libye et au Yémen, mais également par réaction ou par anticipation, au Bahreïn, au Maroc et en Syrie notamment, la vague de contestation affecte la plus part des régimes de la région. Une telle sortie de l’autoritarisme avait été souvent entre aperçue, régulièrement annoncée, mais autant de fois différée. En Occident, l’image d’un monde arabe passif et culturellement inconciliable avec les aspirations démocratiques du reste de la planète est d’ores et déjà profondément transformée. Au début 2011, la Tunisie puis l’Égypte ont connu d’abord un épisode de mobilisation protestataire où la pression populaire a poussé le titulaire du pouvoir à quitter « son trône ». Dans les deux cas, le processus n’a été mené à son terme que parce que l’armée a considéré, sans nécessairement être acquise à l’agenda des protestataires, qu’elle n’avait plus rien à gagner à défendre un leader trop unanimement discrédité. Cet épisode libératoire a ouvert la porte à un changement politique dont l’ampleur ne sera toutefois perceptible qu’au terme des deux étapes suivantes, dont le destin n’était pas encore scellé à l’été 2011. Cet épisode fondateur, symbolisé dans le cas égyptien par la dénomination de la place cairote (Tahrir), a toutefois laissé à tous les niveaux de l’État un personnel politique intimement lié au régime dont seul le titulaire suprême a été déchu. Entre la contre-révolution et la soumission au catalogue entier des revendications de la rue, les anciens politiciens se trouvent en situation de prendre la mesure de leur marge d’action, de déterminer l’étendue des concessions qu’ils doivent faire aux protestataires, aux idées et aux énergies qu’ils ont libérées, sauf à voir la rue se remobiliser en exigeant cette fois leur complète éviction. L’heure est à des réformes de structure sur le terrain de l’ingénierie constitutionnelle et électorale, puisqu’ils sont contraints de préparer les conditions d’une possible redistribution, fut-elle à leur détriment, des cartes politiques. Dans un troisième temps, à partir de l’été 2011, des « enchères électorales » devaient redistribuer leur pouvoir passé et ils se promettaient de tout faire pour l’y récupérer, directement ou s’ils étaient, comme en Tunisie, interdit de candidature, par alliés interposés, dès les premiers scrutins. Entre-temps, avec leurs alliances, ils devaient rénover les instruments de leur communication et s’efforcer de survivre à l’éviction de leur chef. Cette période n’était pas à l’abri d’interférences extérieures. Cette période de redistribution des cartes était logiquement propice à des provocations et à des manipulations, notamment de la part des anciens titulaires du pouvoir désireux de crédibiliser la rhétorique du « après nous le chaos » et d’agiter, pour ce faire, le spectre du désordre économique ou de l’intolérance, confessionnelle ou ethnique. L’enquête sur l’attentat du 31 décembre 2010 contre une église copte d’Alexandrie, qui a fait vingt-trois morts et une centaine de blessés, a pointé d’autres coupables que les « intégristes musulmans », à rechercher plutôt du côté de l’ancien ministère de l’Intérieur. Dans un tout autre registre, en Tunisie, les empoignades autour de la fixation de la date des prochaines élections n’ont pas été exemptes de manœuvre des divers acteurs, bien loin de la transparence recherchée.  Néanmoins, la seule manière de faire avancer le « printemps arabe » consiste à s’opposer à la fois à la position hypocrite et à la répression. Les jeunes révolutionnaires ont besoin de soutien. La lutte actuelle est d’ordre socio-politique, intellectuel et civique. Il s’agit d’une lutte continue qui exigera la vigilance afin de réaliser les objectifs de la révolution.  



mardi 13 août 2013

La Tunisie et les responsabilités révolutionnaires


On estime couramment que nous vivons une période historique durant laquelle le mouvement révolutionnaire tunisien se reconnaît à certains principes essentiels et à un ensemble d'institutions et de pratiques par lesquels passe la réalisation de ses objectifs. Son point de départ est la dignité citoyenne, cependant, la « révolution du jasmin » a aussi une orientation et une conception spécifique du citoyen, non seulement comme ayant des droits et des responsabilités, mais comme un participant actif aux décisions politiques qui ont une incidence directe sur sa vie. Le fait révolutionnaire a pour principes fondamentaux le droit du peuple d'influer sur les décisions publiques et de contrôler les décideurs, c’est pourquoi il a pour base éthique l'obligation de traiter toutes les personnes avec le même respect et de leur attacher la même valeur dans la prise de ces décisions. Cet engagement politique démontre le sérieux dont a fait preuve la culture révolutionnaire. Néanmoins, il est singulier qu'en notre période d'universelle curiosité, personne n'ait tenté l'étude des différentes structures de pensées dans la Tunisie postrévolutionnaire d’une manière profonde et académique. Il y a pourtant là un phénomène politique digne d'intérêt à plus d'un titre puisqu’il marque fortement le processus de la transition démocratique et la destinée politique du pays. Cette démarche nous amène à poser un nombre important de questions clés pour comprendre la phénoménologie politico-culturelle dans la Tunisie postrévolutionnaire : 
 * Qu'est-ce que l'opinion qui règne ?
 * Est-ce bien la même, au pouvoir près, que celle qui ne règne pas ?
 * Et, sinon, quelles sont ses lois et ses tendances propres?

En effet, pour que l'opinion publique gouverne, au sens précis du mot, qu'il y ait démocratie, il faut qu'elle commande et pour qu’elle s’exprime de la sorte, il faut qu'elle soit organisée, fixée et centralisée. C’est-à-dire qu’elle doit effectuer un travail qui ne se conçoit pas sans un réseau de sociétés incessamment occupées à élaborer, par des discussions et des correspondances, les arrêts du « Souverain ». Dès lors, ce souverain n'est qu'une fiction légale, bonne à toutes les tyrannies, ou, pour exister par lui-même, il a besoin d'une armature sociale qui lui donne cohésion, conscience et verbe. Mais est-il sûr que le peuple, ainsi organisé, reste lui-même ? Le fait de prendre voix suppose qu'il s'organise mais peut-il s'organiser sans se soumettre par là même à un entraînement, à un triage, à une orientation, fatale et imprévue ? Pour l’intellectuel qui n'est ni théoricien ni adepte, la réponse ne vaut pas car le moindre regard lui montre la démocratie et le peuple, la libre-pensée et l'opinion, l'organe et l'être, en perpétuel conflit ; soit qu'il songe à l'expérience intellectuelle avec son « centre » initié si réduit ou à l'expérience politique des partis organisés en « blocs » ou en    « machines », avec leur état-major de « tireurs de ficelles » et leur « bétail à voter », ou encore à l'expérience sociale du « terrorisme populiste », avec ses comités et ses troupeaux d'adhérents passifs. S'il s'agit de son intelligence, le peuple devra subir l'impulsion secrète de maîtres qu'il ignore et de politiciens qu'il méprise. Aussi bien est-ce possible aujourd'hui de maudire les tyrans qui érigent en dogme leur sens propre, en bien public leur ambition personnelle, ou exalter l'élite consciente, vertueuse, qui sait élever cet intérêt particulier au niveau du général, et assurer en elle-même par raison, et autour d'elle par force, la victoire de la volonté citoyenne sur l'égoïsme politique ? Faut-il prendre les circonstances comme l'effet des principes, ou l'excuse des procédés ? Autant de jugements de valeur, de procès de tendance qui n'ajoutent rien à l'exposé matériel des faits, et ne sont pas de notre ressort. Nous n'avons pas plus à louer qu'à maudire les contraintes politiques : il nous suffit de la constater. La tâche est aujourd'hui bien déterminée, sinon facile car ces paradoxes réalisés, longtemps niés ou dissimulés, se produisent enfin au grand jour. Ils ont un état civil en règle ; noms consacrés, d'abord : libre-pensée, individualisme, tolérance. Ils ont même leurs patrons qui sont placés sous l'invocation de trois entités de sens équivoque et d'origine récente, malgré leurs noms antiques : la Vérité, la Liberté, la Justice et la Dignité.